D’une pierre deux coups – Vacances de fin d’année – Chapitre 17

– C’est quoi ce carton ? avait demandé Tony à Ludovic lorsqu’il l’avait vu le lendemain, samedi, premier jour des vacances de noël.

– C’est un des cartons des affaires du vieux. Quand il s’est fait sauté la tête, personne les a repris. On a tout jeté. Sauf celui-là. Je l’avais gardé à cause de la photo.

– Quel vieux ?

– Louis.

– C’est qui, Louis ?

– L’ancien gardien.

– L’ancien gardien s’est fait sauter la tête ?

– Faut que j’aille travailler.

Ludovic tourna les talons mais Tony l’interpella.

– Attends. C’est qui la femme de la photo ?

– C’était la femme de Louis.

Ludovic avait répondu en commençant à s’éloigner et Tony n’insista pas. Le soir, il interrogea son père.

– J’ai entendu dire que l’ancien gardien s’était fait sauter la tête.

– Ah… Il n’y avait plus de gardien depuis dix ans au moins. L’ancien proprio vivait sur place, même s’il était vieux c’est lui qui surveillait la propriété. Mais je sais pas ce qu’il était arrivé au gardien avant…

Vincent ne semblait pas intrigué plus que ça par cette histoire et Tony n’insista pas.

Le dimanche, Tony et ses copains s’étaient retrouvés au Pot de l’âme à la Ferrinière, avant que les uns et les autres ne partent dans leurs familles. Ils enchaînèrent quelques parties de baby-foot et Tony progressait à grande vitesse, même s’il se sentait tout petit et minable à ce jeu face aux trois autres, qui avaient visiblement dû y passer un nombre d’heures que l’on ne pouvait plus compter. Il sortit seul fumer une clope devant le bar, les autres avaient peur d’être reconnus par quelqu’un une cigarette à la main. Peter le rejoignit quand même pour parler un peu avec lui.

– Alors tu te plais au manoir ? demanda-t-il.

Tony se rendait bien compte que Peter était hyper sociable et il n’osa pas lui dire le fond de sa pensée : que c’était un trou paumé où il se faisait chier et où il n’avait pas envie d’être, lui qui avait toujours vécu en ville.

– J’ai entendu dire que l’ancien gardien s’était fait sauter la tête. T’es au courant de quoi il s’agit ?

– Le vieux Louis. C’était y’a longtemps. Y’a plus de dix ans.

– Il s’est tiré une balle ?

– Ouais. Au fusil de chasse.

Tony ne voyait pas comment on pouvait tout seul se tirer une balle dans la tête avec un fusil de chasse mais il n’avait jamais vu de fusil en vrai et ne voulait pas passer pour un imbécile en demandant comment c’était possible.

– Et pourquoi il s’est tué ? demanda-t-il alors.

Peter prit un long moment avant de répondre.

– Il était vieux. Son fils Antoine est mort d’une maladie à vingt ans je crois. C’est après ça que le vieux Louis s’est suicidé.

– Il est mort de quelle maladie ?

– Je sais pas trop. Un cancer de la tête, c’est c’que les gens disaient il m’semble. Tu crois que ça existe un cancer de la tête ?

– Je sais pas. Et sa mère à Antoine, qu’est-ce qu’elle est devenue ?

– Y’avait pas de mère. Enfin je crois qu’elle était partie quand il était tout jeune, Antoine, sans jamais donner de nouvelles.

– Putain. Y’a de quoi se tirer une balle en effet…

– Quand le vieux Louis est mort j’ai souvent entendu mes parents parler de cette histoire avec le voisin. Il avait un frère qui avait travaillé au manoir. Il disait que c’était pas le chagrin qui avait tué le vieux Louis. Mais mes parents disaient qu’il aimait bien se donner de l’importance en rapportant des ragots le voisin. Tu vois le genre…

Après ce premier week-end des vacances de fin d’année, impossible pour Tony et ses copains de se retrouver.

Mattéo était parti en vacances à la montagne, comme chaque année, toute sa famille louait un grand chalet, ils se retrouvaient à une cinquantaine de personnes et se payaient même les services d’un car pour le trajet, habitant tous dans un périmètre géographique assez restreint. Mattéo avait appris de ces grandes réunions en famille une sociabilité patiente et gentiment délurée.

Peter, lui, était parti à son grand désespoir chez ses grands-parents. Il les adorait, certes, mais à quatorze ans, pépé mémé pur jus normand, c’était juste la croix et la bannière. Mais une fois sur place, il retrouvait une cousine et un cousin plus petits que lui, cinq et sept ans respectivement, et passé la première demi-journée à faire la gueule, comme tout ado qui se respecte, pour montrer qu’il vivait là la plus grande des injustices, il se retrouvait à jouer à cache-cache pendant des heures dans vingt mètres carrés sur-occupés, caché derrière un pot de fleur, caché à côté du canapé, faute de place derrière. Ensuite, il s’adonnait au jeu des sept familles, avec les deux petits et sa sœur, mais surtout avec mémé, qui se trompait une fois sur deux dans les familles parce qu’elle n’y voyait plus très clair sans ses lunettes, mais ne savait jamais où elle les avait posées, et qui se trompait une fois sur deux parce qu’elle n’entendait plus très bien ce que disaient les autres, tout en prétendant qu’ils ne parlaient pas forts, même quand Peter s’égosillait de sa voix déjà grasse. Le reste du temps, il chipait une bière pour aller la boire dans le jardin, prétendant aller voir les poules ; sa mémé le laissait tranquille et empêchait les petits de le suivre, persuadée qu’il allait se masturber dans un coin. A d’autres moments, il emmenait les petits voir les vaches et le matin et il ne rechignait jamais à se lever aux aurores pour aller pêcher avec son pépé. Peter avait envoyé un sms à ses copains : « sos les vieux sa pue les petits c relou mé on se mare ».

Dylan lui ne se marrait pas. Il avait bien prétendu qu’il allait partir pendant les vacances et s’était arrangé pour ne pas avoir à dire où. Mais en réalité, ils resteraient tous les trois à la maison, comme chaque année. Ses grands-parents viendraient le jour de noël, donc le lendemain du réveillon et donc la veille on lui aurait dit de se coucher tôt, comme d’habitude. Tout le monde ferait semblant d’être heureux mais la mort du petit frère de Dylan pèserait sur cette journée comme sur toutes les autres d’ailleurs.

Quand à Bertrand, lui aurait pu se plaindre, mais il ne le ferait pas. Il passerait Noël avec ses parents chez son grand-père, qui ferait semblant de ne pas voir le problème. Son grand-père était chaleureux, persuadé que cela estompait un peu la froideur de son fils envers son petit-fils, pour ne pas dire la brutalité. Il la voyait comme une conséquence de la sensibilité très particulière de Bertrand, qui ne convenait pas du tout à son père, le mettant mal à l’aise et même en colère finalement. Il gardait toujours beaucoup de retenue dans son attitude. Pour la première fois cette année-là, Bertrand se dit que la retenue valait pour les mots mais aussi pour les sentiments. Que des mots gentils, mais rien qui implique. Une écoute attentive pour les petits bobos de la vie, c’est toujours lui qui avait soigné les genoux écorchés et ce genre de chose, mais il prenait ses distances pour les bobos de l’âme. Et ce qui passait d’habitude pour de la discrétion au regard de Bertrand lui apparut pour la première fois comme de la lâcheté.

Camille passerait Noël chez sa tante, elle aimait ce moment, entourée de sa famille sans histoire. Elle aurait d’ailleurs un peu de mal à raconter ses vacances, tant il y avait peu à en dire, mais c’était un peu qui était très enveloppant et remplissait de bien-être. Faire les mêmes petits gâteaux à la cannelle, comme tous les ans, prendre le thé avec tata qui parlerait de son métier de chapelière, tout un monde, faire un jeu avec les petits, préparer la venue du père noël en les emmenant se mettre en pyjama, ouvrir les cadeaux pendant l’apéritif et avant que tout ne s’enchaîne, avoir le droit de quitter la table, avoir le droit d’appeler Mattéo, avoir le droit de voir un film pour laisser les grands parler. Tout était fait chez elle pour que ça se passe bien. Et ça se passait bien.

Pour Ilona, ça se passait chez elle aussi, avec un oncle, les grands-parents, trop de bruit avec trop de petits, trop de cris et trop d’alcool. De l’alcool de fête qui finissait mal.

Julie, elle, subirait aussi beaucoup de monde, de l’alcool festif aussi, mais plus mesuré, parce que ses parents qui laissaient faire beaucoup de choses qu’ils ne voyaient pas, avaient soudain des principes et pouvaient couper court à la première blague salace de tonton André sous le coup de l’émotion d’un petit verre de trop.

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